mardi 13 mai 2008

Serge Carfantan - Incarnation du corps

Serge Carfantan est docteur agrégé en philosophie et professeur en lycée. Il évoque dans cet extrait les différences de notions entre "l'image du corps" et "l'incarnation du corps.

www.sergecar.club.fr

(…) Mon corps n’est certainement pas une chose comme une autre, ce n’est pas un simple objet. L’esprit, pour autant qu’il fait l’expérience concrète et vivante de l’incarnation n’est pas non plus un pur sujet. Je ne suis pas un ange qui flotterait au-dessus du corps. Mon esprit s’éprouve lui-même comme sentant charnellement la présence de mon corps. Aussi peut-on dire que mon corps véritable n’est pas un objet, mais sujet-objet à la fois. Je peux regarder ma main comme une sorte de curiosité posée là sur la table, près du sucrier, avec ces appendices étranges que sont des doigts ! Je vois alors dans ma main un objet. De même, je me regarde dans la glace et je vois cette figure dont je peux ne pas très très fier, je vois ce corps. Je me dis que les autres me voient ainsi et aussi se pose le problème de savoir comment je vais gérer ce qui devient le problème de mon image du corps.
C’est l’image qui m’inquiette. Je peux avoir honte de mon corps, mais comme je suis identifié à lui, j’ai honte de moi, parce que cette image n’est pas celle que je souhaiterais donner de moi. Je peux l’idolâtrer et passer des heures devant la glace à m’admirer, avec l’idée que je peux attirer le regard et adorer mon image au point de tomber ainsi dans le narcissisme. Mais c’est encore l’image du corps. Ce n’est pas l’incarnation. Tout ce que je fais pour soigner l’apparence de mon corps relève encore de l’image du corps et tout particulièrement de l’image du corps devant autrui.

Mais ce n’est pas du tout cela l’incarnation. L’image de mon corps n’est pas l’expérience de mon corps. L’incarnation est ce qui me fait sentir ma main comme irriguée de sensibilité, tremblante de froid, rigide d’une douleur qui n’est pas encore résolue. Elle me fait sentir la chaleur répandue dans mon corps qui s’est réchauffé en marchant dans la montagne. L’incarnation tient d’avantage au soin que j’apporte à mon corps, qu’au souci de mon apparence.
Je sens mon corps. Je me sens dans mon corps. C’est par mon corps que je suis inscrit ici et maintenant, dans ce lieu de l’espace, à ce moment du temps. C’est à partir de mon corps que je situe les directions de l’espace : la droite, la gauche, le haut et le bas. C’est à partir de mon corps que je me situe dans le monde, que je distingue ce qui est extérieur de ce qui est intérieur. Ce sont les limites de mon incarnation que j’explore dans l’endurance, l’exercice physique. C’est dans mon corps que j’affronte le danger et la peur de la mort. C’est avec mon corps de chair que je rencontre des êtres humains de chair comme moi. C’est dans ce corps de chair que se rencontre le désir, ce sont les corps de chair qui s’unissent dans la sexualité. Il y a des moments où mon corps est gracile et léger, quand, joyeux et plein d’entrain, j’esquisse un pas de danse. Il y a des moments où mon corps est lourd, pesant, inerte.
Cela n’a pas de rapport avec cette représentation abstraite du corps objet dont on me parle le plus souvent. Voir dans le corps ce qu’il est, sujet-objet, et non pas un objet modifie du tout au tout notre appréhension du corps. Cela nous oblige à accorder une attention particulière à la conscience du corps, cela nous oblige à investir de l’intérieur notre corps, et non pas à le regarder de l’extérieur. Il y a un sens et un mystère de l’incarnation qui nous échappent complètement dans l’attitude naturelle. Nous avons tendance, en réaction au matérialisme ambiant, à penser que l’homme postmoderne idolâtre le corps, lui dresse des autels (des top-model-autel), et survalorise le corps. En réalité, la postmodernité survalorise l’image du corps, ce qui n’est pas du tout la mme chose. L’homme de la vigilance, l’homme post-moderne pressé par le temps, submergé de préoccupations et de soucis vit dans le harcèlement de ses pensées, il ne vit pas vraiment son incarnation et il n’y porte pas attention.
Il y a une expérience sensible, un territoire d’expérience et d’expérimentation dans l’incarnation. Cette conscience-là n’est pas celle qui plane ailleurs, dans la pensée. C’est la conscience qui se fait chair et muscles, la conscience qui s’éprouve elle même charnellement dans le milieu des sens, les pieds sur Terre, vivant dans un corps pleinement humain. Mon corps est le lieu de mon expérience humaine. Et cette expérience est permanente et en devenir tout à la fois, ce qu’elle requiert, c’est une Présence qui signifie s’immerger dans cette pleine subjectivité de l’incarnation dans le lieu même de l’instant. (…)

Serge Carfantan sur le site : Philosophie et spiritualité - Extrait de
"La conscience et le corps"