samedi 3 octobre 2009

Karlfried Graf Durckheim - L'expérience au delà du concept ...


Sur le plan de l'expérience, le mot essentiel indique quelque chose qui nous touche dans une profondeur. Peut-être même pourrait-on dire que cette qualité touche un autre nous-mêmes, dans le sens où, dans cette expérience, nous ne sommes plus le même, nous sommes autre.

Il nous faut aussi parler de nous-mêmes en tant qu'Etre essentiel. On pourrait dire qu'existe l'homme en tant qu'être conditionné par les conditions de son existence et les circonstances. Et existe l'homme en tant qu'être non conditionné. Et c'est là qu'il manifeste l'Être, avec un grand E, qui cherche à se réaliser dans l'homme à travers ce que j'appelle son Être essentiel.

Il faut bien parler d'un Etre essentiel en nous-mêmes, ce n'est pas l'essence. C'est un toi, c'est quelque chose qui nous appelle, qui nous touche et vis-à-vis duquel on sent une responsabilité. C'est dans la mesure où nous pourrons nous ouvrir à l'Être essentiel présent en nous-mêmes que nous pourrons goûter dans tout ce qui nous entoure cette autre dimension qui dépasse ce que nous entendons par réalité existentielle

Le mot essentiel représente pour moi autre chose que l'essence de toutes choses. L'essence c'est un terme philosophique. Le mot essentiel, pour moi, indique une expérience.

La philosophie occidentale a depuis toujours fait de son mieux pour transformer les expériences de l'homme en concepts. Jusqu'à Descartes pour lequel à la fin le mot réel, ou réalité, peut être donné à ce qui entre dans un ordre de concepts bien définis. Ce qui n'entre pas dans cet ordre n'a pas de réalité. Nous devons aujourd'hui reconnaître qu'il y a des expériences pour lesquelles on n'a pas de concept. Et les concepts les plus clairs sont les plus éloignés des expériences les plus profondes. Ainsi le mot Etre, qui est pour ainsi dire le sommet de la pyramide des concepts, est le concept le plus abstrait au monde. Mais si la pyramide a sa pointe dirigée vers le bas, le mot Etre indique la chose la plus concrète en tant qu’expérience.

Et voilà la différence entre la philosophie occidentale et la sagesse orientale. La sagesse orientale se sert des mots pour indiquer des expériences qu'on ne peut pas définir. Tandis que tout l'effort des philosophes occidentaux était de bien établir un ordre de concepts qui explique et fixe des expériences. Mais, ce faisant on enlève à celles-ci leur force créatrice qui conduit à la transformation de l'homme.

Il faut dire que vis-à-vis de l'essentiel il est des gens qui sont sourds et aveugles malgré toute leur intelligence. Un être intelligent n'est pas nécessairement spirituel. Et il est des gens d'une grande simplicité intellectuelle qui ont le goût pour la qualité numineuse de l'essentiel. Ce sont ces derniers qui peuvent se rendre compte que l'expérience qu'ils ont vécue représente une chance pour leur existence. Ils peuvent alors cultiver le champ de leur existence pour y retrouver l'essentiel qui s'est manifesté à eux le temps d'une expérience. Ce travail commence avec le développement de l'organe du goût de l'essentiel, le corps que nous sommes.

Karlfried Graf Durckheim - Le centre de l'Etre - Editions Albin Michel