"Ce n’est pas compliqué". Un mien ami prononce souvent cette phrase. Dès qu'une difficulté se présente, alors que j'ai tendance à me perdre dans les remords, les regrets, bref, le passé conditionnel - « Ah, si on avait fait ça! », « Si seulement il y avait eu cela! »... -, il m'aide à doucement revenir au réel en disant : « Ce n'est pas compliqué. » Et à chaque fois, je le vois poser un acte qui soulage, un acte concret, banal souvent, mais qui ouvre l'horizon et fait évoluer la situation qui paraissait une calamité à mes yeux.
Je rate un train, ce n'est pas compliqué, je prends le suivant. On se moque de moi dans la rue, ce n'est pas compliqué, j'observe ma tristesse et je n'en fais pas des tonnes. Ce refrain, loin de banaliser les tracas quotidiens, loin de nier les plus grandes épreuves, invite à cesser de se réfugier dans l'immobilisme, à ne pas tomber dans les commentaires intérieurs qui nous égarent à discuter le réel plutôt qu'à passer vraiment à l'action.
Oui, plus d'une fois, face à un problème technique, un ordinateur rétif, la difficulté de mettre une carte de crédit dans un appareil bancaire, je me perds en d'inutiles considérations, je peste contre la réalité, ce qui ne résout en rien la question, au contraire.
« Ce n'est pas compliqué» me ramène à ce que j'ai sous les yeux et m'aide à trouver une solution concrète, à voir la situation bien en face et à agir en conséquence : demander de l'aide, patienter, ralentir. .. Voilà ma nouvelle ascèse : ne pas en rajouter.
Depuis peu, je cherche à simplifier mon mode de vie. Je le confesse, depuis dix ans, je me lève presque chaque jour avec une première pensée: « J'en ai marre. » Et j'observe que ce premier sentiment n'est pas incompatible avec la joie. Je peux en avoir marre et repérer en moi une parcelle de mon être qui demeure joyeuse. Longtemps, j'ai voulu évacuer le « j'en ai marre» matinal par toutes sortes d'exercices spirituels. Et pourtant, ce n'est pas compliqué! S'il s'impose, je peux l'accueillir en toute simplicité, comme un moment du jour qui passera. Et je constate que le dernier mot qui conclut mes journées est immanquablement un « merci ». Le retour au réel me conduit à ne pas en rajouter.
Aujourd'hui, je n'en ai plus marre d'en avoir marre, je l'accepte comme une réaction presque naturelle. Et la phrase de mon cher ami m'aide à assumer le quotidien tel qu'il est, imparfait. J'apprends que le bien et le mal, la joie et la tristesse peuvent cohabiter, en paix allais-je dire.
Le « j'en ai marre» matinal me montre toutefois précisément que, dans ma vie, j'en fais trop. Aurais-je oublié la difficulté de ma condition? Oublié ce corps souvent fatigué que j'ai tendance à mépriser en le sollicitant à l'excès? Ce n'est pas compliqué. Je désire vivre plus simplement. Peut-être d'abord me faut-il me fixer moins de buts pour quitter le superflu. Car ce qui me stresse plus que tout, c'est de ne pas avoir le temps. Faute de temps, tour imprévu est perçu comme chronophage, comme de trop, justement. Depuis peu, chaque matin, je me fixe deux ou trois objectifs, l'essentiel en un mot: « Qu'est-ce qui compte vraiment? », « Qu'est-ce que je désire réellement accomplir aujourd'hui? », et le reste suit, il se fait de surcroît.
Le même ami me dit fréquemment que « qui trop embrasse mal étreint ». Souvent, en rencontrant une personne, en l'écoutant, je songe déjà à l'activité que j'accomplirai ensuite. Et assurément, dans cet état d'esprit, on étreint mal la réalité.
Alexandre Jollien. Chronique, Le Monde des Religions. Janv-fév 2012