mardi 1 avril 2008

Fabrice Midal - Le tantra : chemin alchimique de la transmutation

Fabrice Midal est docteur en philosophie et auteur de plusieurs ouvrages sur la spiritualité. Il enseigne la méditation et permet dans son enseignement de soutenir la rencontre entre le Bouddhisme et l'Occident, en fidélité avec Chogyam Trungpa. L'extrait évoque de se laisser "sustenter" dans l'éventuelle confusion présente dans notre vie pour de nouveau et toujours être avec ce qui est.

www.fabrice-midal.org

Le tantra nous invite à ne rien rejeter, à ne pas mettre de côté tel élément du réel comme étant mauvais, empoisonné ou dangereux. Nous devons entrer en rapport avec tout. Les divinités tantriques bouddhiques se sustentent de la confusion, de la colère, de la haine, de l'esprit de possession, du sentiment de pauvreté, de l' ego. Tout cela constitue pour elles un extraordinaire festin. Le meilleur engrais pour qu'éclosent les fleurs les plus belles.

Suivons leur exemple. N'ayons pas peur de la confusion, qui nous invite à la sagesse si nous apprenons à en opérer la transmutation. Le moyen de le faire est d'entrer véritablement en rapport avec ce désordre, à l'épouser même. Nous savons tous que le vrai terrible n'est pas la colère ni même la haine, mais l'entêtement des hommes à faire semblant qu'ils n'en sont pas atteints, à se justifier encore et encore, à ne jamais entrer en rapport avec la réalité poignante de leur insuffisance.
Pour les adeptes du tantra en revanche, seul ce chemin au travers de la confusion mène pour de bon à l'Éveil. Sa puissance provient de la radicalité de son engagement qui nous invite à ne rien rejeter. Sans confusion, pas de chemin, clame le tantra. En nous provoquant, la confusion ne nous laisse pas sombrer dans la somnolence de l'ignorance, dans un confort anesthésiant. Elle nous force à affronter le réel. Ne la refusons donc pas mais portons-la ouvertement comme un ornement. Les déités tantriques sont parées de crânes humains représentant les divers états mentaux confus : faisons comme elles.
Si nous sommes en colère, se laisser brûler par la colère est la seule manière d'en voir sur-le-champ la luminosité inhérente. Les autres approches - l'apaiser, la comprendre, l'exprimer, c'est-à-dire s'en débarrasser par n'importe quel moyen - restent prisonnières d'une forme de peur. Ces approches conventionnelles veulent éteindre l'incendie, se débarrasser des émotions douloureuses, elles restent ainsi animées par une dose d'agression, non reconnue, contre ce qui est. C'est le problème du moralisme. Il se réfère à des points de repère qui réduisent chaque individu à un cas particulier d'un problème général, niant sa singularité. Il refuse de considérer la situation en elle-même, sa cohérence et son exigence propres.
Le tantra vise à laisser se déployer pleinement ce qui est, afin qu'il soit pleinement vu et reconnu. C'est une attitude tout à fait surprenante pour nous qui cherchons généralement à arrondir les angles, à faire que les choses soient convenables. Le tantra ne craint pas l'échec mais la lâcheté. Il est, pour cela, impitoyable. La transmutation qu'il invite à opérer a ceci de subtil qu'elle ne change pas véritablement le plomb en or, mais reconnaît dans le plomb le support même à partir duquel l'or peut surgir.
On compare parfois le chemin du Petit Véhicule (hinayana), fait de la discipline la plus rigoureuse, au fait de couper un à un les fruits empoisonnés d'un arbre pour éviter de nous intoxiquer. En effet, une attention précise à chacune de nos actions permet d'éviter de nous fourvoyer dans des impulsions inconsidérées. Le Grand Véhicule (mahayana), en reconnaissant la vacuité des phénomènes, en coupant la dualité entre un objet et un objet, déracine l'arbre de l'égarement.
Le Véhicule de Diamant invite à manger le fruit empoisonné de l'arbre pour en faire un élixir de vie et de beauté, comme le paon qui, dit-on, n'hésite pas à consommer du poison pour que ses plumes soient plus belles. Voilà pourquoi le tantra peut être féroce. Il affronte le poison directement, sans hésitation. Sans le moindre doute, sans avoir même besoin d’y réfléchir, le paon prend le poison et en fait un médicament. Il saute dans la confusion et la voilà aussitôt libérée. Au yeux de la plupart des hommes c’est un acte dangereux, fou, agressif. Mais pour lui c’est la seule manière de ne rien refuser du réel. C’est un acte d’accueil unique et profond, et de confiance absolue – de vraie compassion.

Fabrice Midal - Introduction au tantra bouddhique, l'incandescence de l'amour. Editions Fayard