dimanche 12 février 2012



Celui qui veut apprendre trop vite,

celui qui travaille trop vite,
raccourcit sa vie.
Quand le calme est là,
et aussi une certaine lenteur dans la chose,
la vie devient plus longue.

Kestenbesta


vendredi 10 février 2012

Maurice Bellet - Traverser "l'en-bas"

Maurice Bellet est écrivain. Ses zones de travail et de recherche sont au croisement de la philosophie, de la théologie et de la psychanalyse. Ses principales activités sont outre de nombreuses interventions et conférences, l'exercice d'une activité d’écoute psychanalytique ; la part la plus considérable des activités étant consacrée à l’écriture (livres, articles).


Ce qu'il faut comprendre ou plus modestement entendre, c'est que l'en-bas est hors de toutes les explications et interprétations, hors d'atteinte.

Si quelque chose ou quelqu'un peut descendre là - rejoindre celui ou celle que dévore la déesse noire -, eh bien, rien à faire: il faut que ce soit quelque chose ou quelqu'un d'en bas.

Mais comment serait-ce possible ?
Qui peut s'en aller par là sans se perdre ? Et le cœur de l'affaire est peut -être ceci : l'en-bas, il faut le traverser. Pas d'évasion, pas de sortie par en haut.
Où donc est l'issue ? Où est le je-ne-sais- quoi, le changement, la mutation, qui n'enlève rien mais qui change tout ?
Tout, ou très grande part des discours, des exposés, sert simplement à masquer, refouler l'en-bas, y compris et surtout quand on en parle.
L'en-bas est - par nature ! - en dessous de toutes les interprétations et explications. Dès qu'on explique et interprète, on est hors de lui.

Car ce n'est pas une chose, un état, un définissable. Il est tout entier dans le rapport que l'être humain a avec lui : c'est le rapport à l'obscur, à la ténèbre, au nœud meurtrier. Du dehors, après, quand vous voudrez, c'est ceci ou cela. Dedans c'est l'imprononçable, l'innommable.
Et l'innommable fuit et s'enfonce derrière tous les discours, tous les savoirs.
Il hante l'arrière-pays de la psychanalyse elle-même.

Compulsion. : le président Kennedy court les filles. «Voyons, monsieur le Président ? - Je ne peux pas m'en empêcher.»
L'obsession sexuelle, l'alcool, la drogue, la fugue, les accès de violence, et, pour le pire, viol ou meurtre. «Je ne peux pas m'en empêcher. »
Du dehors, l'inadmissible. Du dedans, une culpabilité épouvantable.
On traîne ça comme un boulet. Quelquefois, souvent, c'est invisible – avec le risque d'apparaître un beau jour en pleine lumière. La vie bascule.

Ou bien, perversion : on considère le pire comme normal, ou plutôt on se refuse à toute norme. On n'en est même plus à la douleur. On est dévoré par l'abîme.
Infernale nécessité.

Comment peut-on en venir là ? Mille chemins, millions d'histoires à chaque fois singulières. Les parents sans doute, les aïeux, toute la généalogie. Et quelque chose qui a manqué, qu'on a manqué. Une marche dans l'escalier. Un visage. Un pas qu'il fallait faire ; ou ne pas faire. Et maintenant: c'est ainsi.

Les êtres humains ne sont pas cohérents: premier principe de notre connaissance d'humanité.

C'est pourquoi vous pouvez être en haut et en bas. Vous pouvez être d'assez belle allure (morale, j'entends), et intelligent, et efficace, et reconnu tel, avec de belles aspirations, de grands sentiments, le tout sincère et honnête - et pourtant avec, dans votre vie, l'inavouable, le ver dans le fruit.

Un passé irréparable, qui vous poursuit sans pitié, une douleur d'amour qui déchire encore et encore, un vice - la bouteille, la drogue, les petits garçons - ou tout bonnement, tout purement l'infernale tristesse qui défait tout, qui pourrit tout, et dont la source noire est introuvable.


Les maîtres et seigneurs n'ont aucun pouvoir sur l'en-bas. Les maîtres du savoir n'y descendent pas; ou ils s'y perdent, ils s'égarent; ils deviennent fous.
Ô qui peut descendre là, être parmi eux, parmi nous, celui qui n'est pas complice de ce qui nous tue ? Celui dont la tristesse même est vierge de la ténébreuse tristesse où s'anéantit notre naissance ?

Quelle prière pourrait monter de l'en-bas vers quel Dieu, vers quel visage de quel Dieu, pour que nous soyons consolés ? Comme par une mère qui n'a pas peur du mal de son enfant, comme par un père qui préfère la vie du fils à toute gloire et à tout bonheur ?
Nous n'appellerons personne, père ou maître. Car personne, en bas, ne peut porter une charge si terrible.


Maurice Bellet - La traversée de l’en-bas - Editions Bayard