vendredi 24 juin 2011

Lytta Basset - L'intimité véritable

Lytta Bassset est écrivaine, professeure de théologie en Suisse


... Il me paraît essentiel, au long du processus de différenciation de ne jamais perdre de vue ce à quoi on aspire en définitive : une relation aimante non seulement viable mais si possible bienfaisante, un rapprochement qui favoriserait un partage déparasité des peurs et des méfiances.

Isabelle Filliozat définit l'amour vrai comme «la capacité à vivre l'intimité. L'intimité est un espace relationnel dans lequel on se permet un échange direct, sans masque, authentique et spontané, d'énergie, de caresses, de sentiments et de pensées. L'intimité implique une grande ouverture et réceptivité à l'autre».

En soulignant la «capacité», je suis attentive au capital que chacun possède et exploite un peu, beaucoup ou énormément. Je ne crois pas qu'on puisse venir au monde sans l'aptitude à vivre l'intimité. Tant qu'on reste sur ses gardes, dans la vie affective, tant qu'on campe dans son quant-à-soi et qu'on se déclare congénitalement incapable de se livrer, on laisse le champ de la différenciation en friche.

De qui ne s'est-on pas suffisamment séparé pour autant redouter la proximité? À l'opposé surgit le risque de se sentir si bien sur son territoire qu'on ne discerne plus rien de commun avec la personne dont on s'est démarqué. Comment trouver maintenant le moyen, voire le désir, de s'en approcher? De refuser le confortable et stérile «vis ta vie, je vis la mienne, restons-en là» ?

Je constate quelque chose de déterminant au sein même de la dynamique de différentiation : plus la distance grandit avec l’être aimé, mieux nous le voyons, tel qu’il est dans son altérité. Plus nous nous réapproprions les blessures et les dysfonctionnements qui nous appartiennent en propre, plus nous devenons sensibles aux siens.
Plus nous nous enracinons dans notre humanité, seuls, délivrés de la redoutable fusion-confusion, plus nous percevons en lui un semblable confronté à sa solitude, sa détresse, son fardeau. Et cela se met à communiquer en silence, même en son absence. La peur de la proximité est alors en train de fondre.

Si le partenariat accentue le lien dans la différenciation, l'intimité, quant à elle, le parachève en l'ancrant dans la similitude. "Os de mes os, chair de ma chair», s'écrit Adam à la vue d'Ève. Il a fallu la coupure, la blessure, le manque. Alors leur saute aux yeux ce qu'ils ont en commun. Et le fait qu'il parle pour la première fois renforce la nécessité de la distance : quand nous nous parlons, n'est-ce pas pour franchir une distance qui pourrait nous séparer à jamais?

Tel est le.grand piège dans la vie de couple : croire que la similitude est une évidence, que l’intimité physique dispense de la parole échangée. "Fais-moi l'amitié de me parler, pourrait-on dire à son conjoint. C'est qu'à cause de la fusion, peu de couples s'aiment d'amitié, selon Guy Corneau. Alors, «nous ne pouvons pas entendre de notre partenaire le quart de ce qu'un ami ou une amie pourrait nous raconter (. .. ) pourtant, un des facteurs qui contribuent le plus à la création de l'intimité véritable s'appelle «l'amitié».
Autre manière de rappeler que le conjoint est d'abord un prochain, à la fois autre et semblable, et que l'échange de paroles est ce pont fragile d'une rive à l'autre de nos altérités.

Nombreuses sont les personnes qui souffrent de «faire l'amour avec un étranger, ou une étrangère». Tant il est vrai que l'intimité physique ne suffit pas en elle-même, que souvent elle fait d'autant plus ressortir le manque désespérant d'intimité véritable.

Je crois possible dans ce cas d'apprendre à écouter le corps d'autrui. Que dit-il par ses gestes - qu'il est incapable de mettre en mots? Langage non verbal de l'amour. Mais aussi langage du tout Autre en lui : son corps ne se révèle t-il pas alors, comme le nôtre, "temple du souffle d'amour" ?


Lytta Basset - Aimer sans dévorer - Editions Albin Michel





vendredi 3 juin 2011

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Alexandre Jollien - La méthode de Houei-neng

Né en 1975 en Suisse, Alexandre Jollien a vécu dix-sept ans dans une institution spécialisée pour personnes handicapées physiques. Il est philosophe et écrivain.


La vie me donne des guides, des maîtres. Longtemps, j'ai cherché .... dans la spiritualité des outils, des armes, une cuirasse pour me protéger du réel, pour moins souffrir. Aujourd'hui, je veux oser le dépouillement, aller nu au-devant de l'existence, ne pas me couper du fond du fond où réside la joie.

Cette conversion, sans cesse menacée, Houei-neng (638-713), le sixième patriarche du bouddhisme chinois (bouddhisme chan), m'invite à l'ancrer dans chaque instant. Dans le Sutra de L'Estrade, il m'apprend que « l'esprit humain n'est pas la pensée, mais le vide et la paix qui forment le fond et la source de toute pensée ».

Ainsi, cette agitation, cette anxiété qui aujourd'hui me hantent, ne sont pas mon essence propre. Provisoires, elles passeront. La souplesse de l'esprit, son calme, voilà mon origine première.

Grâce à Houei-neng, je devine combien de fois dans la journée je m'exile. La colère, la jalousie, le chagrin, autant de passions tristes m'arrachent à moi-même, me coupent de cette joie profonde. Dès lors, l'ascèse consiste à retrouver cet état naturel que je quitte quand je vis en surface, loin de mes origines. Comment suivre mon nouveau guide?

Orphelin de père, Houei-neng doit ramasser du bois et le vendre pour subvenir aux besoins de sa famille. Illettré, c'est en entendant un passage du Sûtra du Diamant qu'il aurait atteint l’Eveil. Il entre alors dans un monastère pour effectuer des humbles besognes dans les cuisines, où il demeure six mois. Bientôt remarqué et choisi pour sa pénétration, il devient le dernier patriarche du chan et lègue, dans le Sûtra de l'Estrade, une méthode pour retrouver son essence originelle.

Sa méthode, je m'essaie à l'appliquer à chaque instant: les pensées se succèdent. Jamais elles ne s'arrêtent. Je pense, je pense, je pense. Plutôt que de tenter vainement d'arrêter ce flot incessant, je peux en profiter pour me détacher de tout.
Comme le dit Houei-neng, « dès qu'on s'arrête sur une pensée, le flux de pensées s'arrête aussi, immédiatement, et cela se nomme attachement ». Que mon esprit vagabonde, qu'il connaisse tantôt l'allégresse et tantôt la peur, nul problème. C'est le jeu de la vie. La souffrance apparaît lorsque je me fixe, que je tente de figer ce flot de pensées, que je m'arrête, que je rumine. Combien de fois je ne parviens pas à oser l' abandon et m'arrête sur une idée qui finit par me hanter!

La méthode de Houei-neng? Pratiquer la non-fixation, laisser passer chaque nuage de la pensée sans s'y attacher, sans rejet ni saisie. Cela revient à aller léger au-devant de la vie, sans jamais s'arrêter sur le chemin.

Cela rappelle la spontanéité des grands saints, leur totale adéquation avec l'instant présent. Cela évoque le verset de l'Évangile: « Partout où les gens refuseront de vous accueillir, quittez leur ville et secouez la poussière de vos pieds» (Luc 9, 5). Ici, le Christ témoigne d'une liberté que nulle rancune et nul remord n'entachent, il va son chemin, résolu et libre.

Pour retrouver cet esprit paisible, il n'y a rien à faire, juste se laisser être. L’esprit, par nature, se meut en effet librement. Souple, il épouse la réalité, s'adapte, fait son chemin. La crispation, l'attachement, les peurs surtout, nous pétrifient et nous empêchent d'entrer dans le mouvement de la vie, dans sa danse.

Grâce à Houei-neng, je comprends surtout que le tourbillon effréné de mes pensées m'invite sans cesse au détachement, à épouser la vie corps et âme, à ne m'attarder sur rien, à quitter amertumes et regrets pour savourer chaque instant dans sa nouveauté première, dans sa virginité féconde.


Mai-juin 2010 – Rubrique - Le Monde des religions