mercredi 25 janvier 2012


photo



K. G. Durckheim - La maturité ou l'homme renouvelé



Quels sont les signes de non-maturité spirituelle? Quels sont ceux de la maturité?

La première vertu spirituelle est une objectivité incorruptible. Le jugement d'un homme mûr n'est plus soumis à sa subjectivité; il parle des choses telles qu'elles sont. Il est libéré de son petit moi, de ses angoisses et de ses désirs qui lui cachent la vérité des choses; il est ainsi dépourvu de la rigidité d'une opinion définitive. Mûrir, c'est apprendre toujours à nouveau.

La non-maturité se distingue également à travers un manque de distance, de « recul» ; elle est craintive, impatiente, volontaire, impulsive et orgueilleuse. L'homme est lié aux choses par des liens purement subjectifs, en sorte qu'il n'est pas capable de les reconnaître telles qu'elles sont, et de les laisser parler par elles-mêmes.

La seconde vertu spirituelle est une calme assurance reposant sur un ensemble de valeurs objectives. L'homme non mûr manque de rectitude; dans la poursuite de ses buts il est instable, influençable, toujours prêt à suivre d'autres maîtres. Il a quelque chose de vague, de louvoyant. Ses entreprises comme ses enthousiasmes ne sont que feu de paille et se refroidissent pour un rien. Ce qui lui manque: la formation d'un principe spirituel supérieur et, par conséquent, la capacité d'une conscience qui le tienne « en ligne ».

La troisième vertu est le témoignage de la profondeur. L'homme et l'œuvre qui stagnent toujours en surface ne peuvent pas mûrir. Les connaissances restent superficielles, les opinions manquent de conviction. Une œuvre spirituelle est d'autant plus mûre qu'elle a de la profondeur c'est-à-dire que quelque chose luit au travers d'un arrière plan. Le chef-d'œuvre a toujours une transparence vers un au-delà. Il est perméable à la Transcendance. C'est également la raison pour laquelle l'homme mûr dépasse toujours la médiocrité naturelle.

La maturité nous affranchit des limites du temps, elle brille d'une lumière qui vient de l'au-delà. Ces possibilités ne sont offertes que dans la mesure où l'esprit humain domine le petit moi qui, enfermé dans le cercle de l'intelligibilité naturelle se barre le chemin conduisant à l'essence des choses. La maturité spirituelle est donc toujours précédée d'un développement psychique, d'une métamorphose intime, d'un élargissement de la personne qui dégage le Soi profond du petit moi. Aussi longtemps que celui-ci domine, l'individu tourne autour de lui-même, ne pensant qu'à sa propre importance, sa sécurité, ou sa puissance. Afin de vaincre le moi, il faut vaincre sa susceptibilité et sa peur de la souffrance.

Ce qui nous frappe avant tout chez un individu manquant de maturité vis-à-vis de lui-même, c'est sans cesse le besoin d'être approuvé ; il ne tolère pas la moindre critique. Il est toujours prêt à bondir pour se justifier. Il n'a pas d'assurance intérieur. Pourquoi ? Il ne repose pas en son vrai centre, ou il ne l'a pas encore trouvé, n'ayant pas reconnu son être. C'est pourquoi il lui manque la marque fondamentale de la maturité: le calme inébranlable; quiconque l'atteint ne peut plus être blessé personnellement. Ce qui renverse la personne non mûre - une lourde perte, une déception, une brutale injustice - sera l'occasion, chez l'homme mûr, d'un accroissement de sa maturité; la vraie maturation n'ayant pas de fin. C'est donc encore un signe de maturité que de rester ouvert à la transformation perpétuelle.

Le second signe de maturité personnelle est une sérénité qui ne se laisse jamais assombrir. L'homme non mûr, n'est jamais en paix, ni avec lui-même, ni avec le monde; il est toujours en désaccord avec lui-même et avec Dieu. Et il ne sait pas plus rire de son propre ridicule que de celui du monde. Il ignore l'humour. De là son éternel passage de la résignation à la révolte. L'homme mûr n'en voudra jamais à la vie car, à travers son non-sens même, il y découvre un sens plus profond.
Il accepte avec le sourire ce qui le contrarie, et la fermeté de son âme lui donne la force de transformer l'existence grâce à l'expérience de l'Etre.

Le troisième signe de maturité personnelle est une bonté immuable. Il est des hommes entreprenants et très sérieux, mais auxquels manque la capacité d'aimer. Chez l'homme mûr vit l'Unité des êtres dans l'Etre. C'est pourquoi son amour n'est pas dépendant de la sympathie ou de la reconnaissance d'autrui. La bonté rayonne de son être indépendamment de lui-même.


K. G. Durckheim - La percée de l’être, ou les étapes de la maturité - Editions Le courrier du livre


vendredi 20 janvier 2012

Henri Bauchau - Je m'éveille...

Henri Bauchau est écrivain, poète. Il a aujourd'hui 96 ans et a édité ce recueil de poèmes en 2011.


Je m'éveille, je fais le salut au soleil.
Le mince soleil à l'est qui filtre entre deux maisons.
Je me prosterne de tout mon corps, ne le pouvant en esprit.
La tristesse de cette nuit ne s'est pas dissipée.
Je parcours plusieurs fois la minime étendue de notre appartement.
.......
J'élève les bras en cadence,
en répétant ce qu'a dit Maître Eckhart :
c'est chaque jour la fête de l'existence de Dieu.
.......
Est ce que Maître Eckhart ne doutait pas de l'existence de Dieu?
Comment échapper au doute?
L'existence de Dieu, il la vivait.
La vivre, tu n'en est pas là.
.......
Je fais vivre mon corps. Je lui parle.
C'est chaque jour le jour de la fête de l'existence.
Le sourire nait sur mes lèvres surprises.
Il se maintient.
La profondeur de la nuit.
.......
Peux tu dépasser le désir, atteindre l'aimante plénitude?
Tu ne peux pas, Maître Eckhart. ne l'a pas pu non plus.
Notre rôle est d'attendre, attentifs,
devant la porte qui s'ouvre ou qui ne s'ouvre pas.

Si tu ne peux plus saluer le soleil avec ton corps,
Salue-le en sourire.


Henri Bauchau - Tentavives de louange
(extrait) - Editions Actes Sud


dimanche 15 janvier 2012

Alexandre Jollien - Ce n’est pas compliqué


"Ce n’est pas compliqué". Un mien ami prononce souvent cette phrase. Dès qu'une difficulté se présente, alors que j'ai tendance à me perdre dans les remords, les regrets, bref, le passé conditionnel - « Ah, si on avait fait ça! », « Si seulement il y avait eu cela! »... -, il m'aide à doucement revenir au réel en disant : « Ce n'est pas compliqué. » Et à chaque fois, je le vois poser un acte qui soulage, un acte concret, banal souvent, mais qui ouvre l'horizon et fait évoluer la situation qui paraissait une calamité à mes yeux.

Je rate un train, ce n'est pas compliqué, je prends le suivant. On se moque de moi dans la rue, ce n'est pas compliqué, j'observe ma tristesse et je n'en fais pas des tonnes. Ce refrain, loin de banaliser les tracas quotidiens, loin de nier les plus grandes épreuves, invite à cesser de se réfugier dans l'immobilisme, à ne pas tomber dans les commentaires intérieurs qui nous égarent à discuter le réel plutôt qu'à passer vraiment à l'action.

Oui, plus d'une fois, face à un problème technique, un ordinateur rétif, la difficulté de mettre une carte de crédit dans un appareil bancaire, je me perds en d'inutiles considérations, je peste contre la réalité, ce qui ne résout en rien la question, au contraire.

« Ce n'est pas compliqué» me ramène à ce que j'ai sous les yeux et m'aide à trouver une solution concrète, à voir la situation bien en face et à agir en conséquence : demander de l'aide, patienter, ralentir. .. Voilà ma nouvelle ascèse : ne pas en rajouter.

Depuis peu, je cherche à simplifier mon mode de vie. Je le confesse, depuis dix ans, je me lève presque chaque jour avec une première pensée: « J'en ai marre. » Et j'observe que ce premier sentiment n'est pas incompatible avec la joie. Je peux en avoir marre et repérer en moi une parcelle de mon être qui demeure joyeuse. Longtemps, j'ai voulu évacuer le « j'en ai marre» matinal par toutes sortes d'exercices spirituels. Et pourtant, ce n'est pas compliqué! S'il s'impose, je peux l'accueillir en toute simplicité, comme un moment du jour qui passera. Et je constate que le dernier mot qui conclut mes journées est immanquablement un « merci ». Le retour au réel me conduit à ne pas en rajouter.

Aujourd'hui, je n'en ai plus marre d'en avoir marre, je l'accepte comme une réaction presque naturelle. Et la phrase de mon cher ami m'aide à assumer le quotidien tel qu'il est, imparfait. J'apprends que le bien et le mal, la joie et la tristesse peuvent cohabiter, en paix allais-je dire.

Le « j'en ai marre» matinal me montre toutefois précisément que, dans ma vie, j'en fais trop. Aurais-je oublié la difficulté de ma condition? Oublié ce corps souvent fatigué que j'ai tendance à mépriser en le sollicitant à l'excès? Ce n'est pas compliqué. Je désire vivre plus simplement. Peut-être d'abord me faut-il me fixer moins de buts pour quitter le superflu. Car ce qui me stresse plus que tout, c'est de ne pas avoir le temps. Faute de temps, tour imprévu est perçu comme chronophage, comme de trop, justement. Depuis peu, chaque matin, je me fixe deux ou trois objectifs, l'essentiel en un mot: « Qu'est-ce qui compte vraiment? », « Qu'est-ce que je désire réellement accomplir aujourd'hui? », et le reste suit, il se fait de surcroît.

Le même ami me dit fréquemment que « qui trop embrasse mal étreint ». Souvent, en rencontrant une personne, en l'écoutant, je songe déjà à l'activité que j'accomplirai ensuite. Et assurément, dans cet état d'esprit, on étreint mal la réalité.


Alexandre Jollien. Chronique, Le Monde des Religions. Janv-fév 2012