Celui qui s'est laissé lui-même n'a plus en lui de lien pour l'attacher aux choses et ce détachement total se révèle être la condition même pour que le monde, les choses, les personnes nous apparaissent tels qu'ils sont, dans leur «essentiel déploiement» selon l'expression d'Heidegger.
Maître Eckhart nous invite à nous mouvoir autrement au milieu de ce qui nous entoure, sans volonté de puissance ou de possession : sans ego. Lâcher prise, laisser être ce qui est, tel que cela est, ce n'est pas une attitude passive ou indifférente au sens ordinaire, c'est refuser de faire de toute chose un « avoir », un objet. C'est restituer le monde à son essentielle liberté et nous ouvrir à la possibilité d'«être avec», sans le dominer, sans le posséder.
Le regard délivré de désirs et d'interprétations devient voyant; il perçoit les êtres dans leur identité suprême et passagère. Laisser l'autre être l'autre, ne plus l'accabler de désirs ou de conseils mais écouter l'union et la différence.
Laisser être l'oiseau : ne plus prendre son vol. Laisser être la rose : la voir avec des yeux de rosée.
De même qu'il y a en nous un désir de posséder, une recherche légitime de sécurité physique, il y a aussi une volonté de sens, un besoin d'expliquer le monde, de savoir d’où nous venons, où nous sommes, où nous allons, recherche tout aussi légitime de sécurité psychique et intellectuelle. Eckhart, maître en théologie, a souvent répondu de façon positive et rassurante à ses étudiants, mais il lui arrivait de dire aux plus intéressés ou à ceux qui étaient suffisamment préparés pour le comprendre : «L'univers est sans pourquoi. »
« La rose est sans pourquoi, elle fleurit parce qu'elle fleurit. »
À certains moments de notre existence, les bonnes raisons que nous nous donnons de vivre semblent s'écrouler. Accepter le non-sens, l'absurdité de certaines situations ou de la condition humaine en général, c'est entrer dans un sens plus haut, inaccessible à notre logique ordinaire, c'est être délivré du besoin de justifier l'existence par une quelconque idéologie, fût-elle généreuse.
Nos raisons de vivre ne sont que des raisons qui s'originent dans les aventures et mésaventures de l'ego.
Vivre sans pourquoi nous ramène à un autre fondement : le monde pourrait ne pas exister, il est tout entier suspendu à un acte de liberté essentielle dont nul n'a jamais percé le mystère.
Vivre sans pourquoi, c'est ne faire qu'un avec l'existence même, perçue en sa source, c'est adhérer à l'Intelligence créatrice qui informe les réalités psychophysiques et leur donne d'être ce qu'elles sont. Nos explications ou nos représentations risquent toujours de se substituer au Réel.
Vivre dans le sans-pourquoi nous donne de le percevoir en ce qu'il a d'ineffable ; c'est pratiquer la docte ignorance, le «Je sais que je ne sais rien» de Socrate ; c'est être libre à l'égard des schémas et des mémoires dans lesquels le mental obscurcit et enferme le monde.
C'est vivre étonné et « accepter cet étonnement comme séjour ».
Jean Yves Leloup - L'assise et la marche - Editions Albin Michel -