Robert Misrahi est philosophe, grand spécialiste de Spinoza. Il a publié de nombreux ouvrages et consacré l'essentiel de son travail à la question du bonheur. Il soutient que le bonheur est "la joie en acte" et qu'il n'y a pas de bonheur sans expérience poétique, ce sentiment poétique des choses.
D'où provient le caractère somptueux de cette joie d'être et d'exister que seul peut conférer l'amour ? C'est que la joie, ici, est induite par une reconnaissance réciproque impliquant des dimensions aussi riches que neuves.
Dans cet amour, la reconnaissance n'est l'affirmation d'aucune suprématie, ni l'allégeance de personne à quiconque. Cette reconnaissance différente comporte deux significations, ou deux noyaux de sens qui concourent à la création de la joie en chacune des consciences concernées.
Dans cette forme intense et réfléchie de l'amour, chacun reconnaît d'abord en l'autre un être semblable à lui-même : l'autre est affirmé semblable à moi dans la mesure où il est comme moi un sujet et dans la mesure où il se situe dans l'existence selon les mêmes perspectives et les mêmes choix fondamentaux que moi-même. J'aime l'autre parce qu'il est un sujet existant semblable à moi-même. Non pas que j'aime en lui mon image, comme dans la passion narcissique, mais j'aime en lui le sujet qu'il est par lui-même en se construisant, comme moi, dans l'existence.
La reconnaissance réciproque opère la même affirmation dans les deux sens, et il se crée ainsi un accord et une communauté active entre les deux consciences. La joie substantielle, ici, provient de la consistance et de la justification que l'autre me confère en m'affirmant comme valeur, et cette joie se redouble par le fait que cet autre qui me pose est le même que moi-même : il est une conscience, comme moi-même, et il opère des choix comparables à mes choix. Mais la richesse de l'amour heureux et réciproque est telle que la reconnaissance d'une similitude des existences s'accompagne sans contradiction de l'affirmation et de la reconnaissance de l'autre comme autre : il est affirmé par moi comme sujet autonome et indépendant. L’être aimé est ainsi reconnu, désiré et admiré dans sa spécificité, dans sa singularité individuelle. Il est, en outre, posé comme être libre qui opère librement, et à sa façon, les mêmes choix que moi-même, confirmant mes choix par les siens et accroissant ma liberté et ma joie par sa joie et par sa liberté. La reconnaissance de la similitude et de l'autonomie de chacun s'accompagne donc d'une seconde forme de la reconnaissance : chacun, dans l'amour généreux et réfléchi affirme la spécificité de l'autre et s'en réjouit.
L'amour est aussi cette admiration généreuse de la personnalité de l'autre qui nous réjouit par sa spécificité même. Sa «différence» est aussi l'objet de notre amour, non pas seulement parce qu'elle est précieuse en elle-même (par ses choix, son style, sa manière d'être), mais aussi parce que cette altérité différente de notre être se tourne néanmoins vers lui pour le reconnaître et l'affirmer.
Chacun devient ainsi plus explicitement l'objet d'une affirmation aimante et valorisante, à la fois dans sa similitude et dans sa différence spécifique. Chacun affirme l'autre dans son identité autre et dans sa similitude existentielle. De là provient cette densité personnelle, cette exaltation vécue comme plénitude et comme signification achevée, ce sentiment dynamique et intense que nous appelons la joie substantielle, et qui est ici la joie d'amour.
De cette joie substantielle le corps n'est pas exclu : ni dans la béatitude, ni dans l'amour existentiel et réfléchi que nous décrivons, on ne saurait concevoir une joie qui ne serait pas l'affirmation simultanée du corps et de l'esprit par la conscience. Mais, dans l'amour, cette conscience de soi est souvent conscience poétique. Sans pouvoir analyser ici les différences et les similitudes entre le langage poétique de l'amour et celui de la mystique, remarquons simplement que le langage amoureux, ou plus exactement la parole amoureuse, est la transmutation poétique du corps des amants et leur insertion dans la totalité cosmique de la nature. Cette poésie, exaltation des corps et des personnes, est la forme extrême de l'expression, et la parole adopte volontiers cette forme d'expression amoureuse parce qu'elle se propose de dire et de transmettre la forme extrême de la joie.
Robert Misrahi - Le bonheur. Essai sur la joie - Editions Hatier