... Il me paraît essentiel, au long du processus de différenciation de ne jamais perdre de vue ce à quoi on aspire en définitive : une relation aimante non seulement viable mais si possible bienfaisante, un rapprochement qui favoriserait un partage déparasité des peurs et des méfiances.
Isabelle Filliozat définit l'amour vrai comme «la capacité à vivre l'intimité. L'intimité est un espace relationnel dans lequel on se permet un échange direct, sans masque, authentique et spontané, d'énergie, de caresses, de sentiments et de pensées. L'intimité implique une grande ouverture et réceptivité à l'autre».
En soulignant la «capacité», je suis attentive au capital que chacun possède et exploite un peu, beaucoup ou énormément. Je ne crois pas qu'on puisse venir au monde sans l'aptitude à vivre l'intimité. Tant qu'on reste sur ses gardes, dans la vie affective, tant qu'on campe dans son quant-à-soi et qu'on se déclare congénitalement incapable de se livrer, on laisse le champ de la différenciation en friche.
De qui ne s'est-on pas suffisamment séparé pour autant redouter la proximité? À l'opposé surgit le risque de se sentir si bien sur son territoire qu'on ne discerne plus rien de commun avec la personne dont on s'est démarqué. Comment trouver maintenant le moyen, voire le désir, de s'en approcher? De refuser le confortable et stérile «vis ta vie, je vis la mienne, restons-en là» ?
Je constate quelque chose de déterminant au sein même de la dynamique de différentiation : plus la distance grandit avec l’être aimé, mieux nous le voyons, tel qu’il est dans son altérité. Plus nous nous réapproprions les blessures et les dysfonctionnements qui nous appartiennent en propre, plus nous devenons sensibles aux siens.
Plus nous nous enracinons dans notre humanité, seuls, délivrés de la redoutable fusion-confusion, plus nous percevons en lui un semblable confronté à sa solitude, sa détresse, son fardeau. Et cela se met à communiquer en silence, même en son absence. La peur de la proximité est alors en train de fondre.
Si le partenariat accentue le lien dans la différenciation, l'intimité, quant à elle, le parachève en l'ancrant dans la similitude. "Os de mes os, chair de ma chair», s'écrit Adam à la vue d'Ève. Il a fallu la coupure, la blessure, le manque. Alors leur saute aux yeux ce qu'ils ont en commun. Et le fait qu'il parle pour la première fois renforce la nécessité de la distance : quand nous nous parlons, n'est-ce pas pour franchir une distance qui pourrait nous séparer à jamais?
Tel est le.grand piège dans la vie de couple : croire que la similitude est une évidence, que l’intimité physique dispense de la parole échangée. "Fais-moi l'amitié de me parler, pourrait-on dire à son conjoint. C'est qu'à cause de la fusion, peu de couples s'aiment d'amitié, selon Guy Corneau. Alors, «nous ne pouvons pas entendre de notre partenaire le quart de ce qu'un ami ou une amie pourrait nous raconter (. .. ) pourtant, un des facteurs qui contribuent le plus à la création de l'intimité véritable s'appelle «l'amitié».
Autre manière de rappeler que le conjoint est d'abord un prochain, à la fois autre et semblable, et que l'échange de paroles est ce pont fragile d'une rive à l'autre de nos altérités.
Nombreuses sont les personnes qui souffrent de «faire l'amour avec un étranger, ou une étrangère». Tant il est vrai que l'intimité physique ne suffit pas en elle-même, que souvent elle fait d'autant plus ressortir le manque désespérant d'intimité véritable.
Je crois possible dans ce cas d'apprendre à écouter le corps d'autrui. Que dit-il par ses gestes - qu'il est incapable de mettre en mots? Langage non verbal de l'amour. Mais aussi langage du tout Autre en lui : son corps ne se révèle t-il pas alors, comme le nôtre, "temple du souffle d'amour" ?
Lytta Basset - Aimer sans dévorer - Editions Albin Michel