vendredi 3 juin 2011

Alexandre Jollien - La méthode de Houei-neng

Né en 1975 en Suisse, Alexandre Jollien a vécu dix-sept ans dans une institution spécialisée pour personnes handicapées physiques. Il est philosophe et écrivain.


La vie me donne des guides, des maîtres. Longtemps, j'ai cherché .... dans la spiritualité des outils, des armes, une cuirasse pour me protéger du réel, pour moins souffrir. Aujourd'hui, je veux oser le dépouillement, aller nu au-devant de l'existence, ne pas me couper du fond du fond où réside la joie.

Cette conversion, sans cesse menacée, Houei-neng (638-713), le sixième patriarche du bouddhisme chinois (bouddhisme chan), m'invite à l'ancrer dans chaque instant. Dans le Sutra de L'Estrade, il m'apprend que « l'esprit humain n'est pas la pensée, mais le vide et la paix qui forment le fond et la source de toute pensée ».

Ainsi, cette agitation, cette anxiété qui aujourd'hui me hantent, ne sont pas mon essence propre. Provisoires, elles passeront. La souplesse de l'esprit, son calme, voilà mon origine première.

Grâce à Houei-neng, je devine combien de fois dans la journée je m'exile. La colère, la jalousie, le chagrin, autant de passions tristes m'arrachent à moi-même, me coupent de cette joie profonde. Dès lors, l'ascèse consiste à retrouver cet état naturel que je quitte quand je vis en surface, loin de mes origines. Comment suivre mon nouveau guide?

Orphelin de père, Houei-neng doit ramasser du bois et le vendre pour subvenir aux besoins de sa famille. Illettré, c'est en entendant un passage du Sûtra du Diamant qu'il aurait atteint l’Eveil. Il entre alors dans un monastère pour effectuer des humbles besognes dans les cuisines, où il demeure six mois. Bientôt remarqué et choisi pour sa pénétration, il devient le dernier patriarche du chan et lègue, dans le Sûtra de l'Estrade, une méthode pour retrouver son essence originelle.

Sa méthode, je m'essaie à l'appliquer à chaque instant: les pensées se succèdent. Jamais elles ne s'arrêtent. Je pense, je pense, je pense. Plutôt que de tenter vainement d'arrêter ce flot incessant, je peux en profiter pour me détacher de tout.
Comme le dit Houei-neng, « dès qu'on s'arrête sur une pensée, le flux de pensées s'arrête aussi, immédiatement, et cela se nomme attachement ». Que mon esprit vagabonde, qu'il connaisse tantôt l'allégresse et tantôt la peur, nul problème. C'est le jeu de la vie. La souffrance apparaît lorsque je me fixe, que je tente de figer ce flot de pensées, que je m'arrête, que je rumine. Combien de fois je ne parviens pas à oser l' abandon et m'arrête sur une idée qui finit par me hanter!

La méthode de Houei-neng? Pratiquer la non-fixation, laisser passer chaque nuage de la pensée sans s'y attacher, sans rejet ni saisie. Cela revient à aller léger au-devant de la vie, sans jamais s'arrêter sur le chemin.

Cela rappelle la spontanéité des grands saints, leur totale adéquation avec l'instant présent. Cela évoque le verset de l'Évangile: « Partout où les gens refuseront de vous accueillir, quittez leur ville et secouez la poussière de vos pieds» (Luc 9, 5). Ici, le Christ témoigne d'une liberté que nulle rancune et nul remord n'entachent, il va son chemin, résolu et libre.

Pour retrouver cet esprit paisible, il n'y a rien à faire, juste se laisser être. L’esprit, par nature, se meut en effet librement. Souple, il épouse la réalité, s'adapte, fait son chemin. La crispation, l'attachement, les peurs surtout, nous pétrifient et nous empêchent d'entrer dans le mouvement de la vie, dans sa danse.

Grâce à Houei-neng, je comprends surtout que le tourbillon effréné de mes pensées m'invite sans cesse au détachement, à épouser la vie corps et âme, à ne m'attarder sur rien, à quitter amertumes et regrets pour savourer chaque instant dans sa nouveauté première, dans sa virginité féconde.


Mai-juin 2010 – Rubrique - Le Monde des religions