lundi 1 septembre 2008

Cyprian Smith - Entrer dans le fond de l'âme ...

Le livre dont est extrait ce texte retrace la pensée de Maître Eckhart. Ce passage nous parle du "Qui suis je?" et du processus différencié entre le Moi-Ego (l'identité) et le Soi-Conscience (le fond de l'âme).


Si j'observe quelque chose, je dois être différent et distinct de ce que j'observe. Le fait d'avoir la possibilité d'observer mes pensées signifie qu'elles sont différentes de moi. Je ne les suis pas. En fait je ne suis aucune de ces choses que j'ai l'habitude de considérer comme moi-même. Je ne suis pas mon corps, pas mon esprit, ni mes émotions, et je ne suis pas non plus toutes ces choses ensemble. Alors qui suis je ? Qui c'est, «moi» ?
Il y a quelque chose en moi qui est toujours parfaitement détaché, tranquille et serein ; quelque chose qui n'est jamais irrité par quoi que ce soit, jamais abattu ru accablé ; qui est comme un lac profond et peut-être sans fond. Mes différentes pensées et émotions sont des vagues à sa surface. Mais, sous la surface, dans les profondeurs, il n'y a aucun remous. Tout y est calme. Y vivent d'étranges poissons et des arbustes légers comme une plume. Lorsque la turbulence de la surface a disparu, l'eau devient claire ; et nous pouvons voir dans les profondeurs et nous rendre compte de ce qui y vit. Mais cela même n'est pas le lac. Et ce n'est pas «moi». Mon moi est ce qui contient tout cela ; comme une eau tranquille, calme ou ondulée, douce ou salée, qui est remplie de poissons ou qui n'en contient pas.
Nous devenons conscients du vrai moi permanent lorsque nous sommes détachés des diverses projections ou activités qui ne sont pas nous-mêmes, mais seulement les choses que nous faisons ou les fonctions que nous remplissons. Avant de devenir conscients de notre moi permanent, nous sommes tyrannisés par nos pensées et par nos émotions. Et comment pourrions-nous l'éviter puisque nous n'avons ni havre ni refuge face à elles ? En effet, nous nous identifions à nos pensées et à nos émotions. Cela désorganise et morcelle nos vies, car nous avons un moi différent selon nos humeurs et nos activités du moment. Je suis une certaine personne quand je mange, j'en suis une autre quand je me promène, une autre quand je travaille, et encore une autre quand je parle avec ma femme. Il n'y a là rien qui puisse conférer une unité ou une continuité à mon identité, rien qui puisse lui donner une cohérence ou la contenir en un tout. Je n'ai pas un seul moi, mais une série de moi différents, qui sont parfois même en conflit les uns avec les autres.
Lorsque Eckhart en parle, il dit que c'est comme être perdu dans «la multiplicité» et dans des «images étrangères». C'est un état d'ignorance dans lequel nous nous trouvons réellement. Nous sommes entièrement conditionnés et déterminés par des influences venant du dehors, ce qui signifie que nous sommes incapables de faire quoi que ce soit, car il n'y a pas en nous de moi capable de faire quelque chose. Ce que nous tenons pour notre «action» n'est qu'une réaction à des stimulations extérieures et à des conditionnements, comme cela se passe pour un robot ou pour un automate. Car l'action, dans son sens véritable, n'est possible que pour quelqu'un qui a pénétré dans le vrai moi, dans le fond de l'âme, et qui a appris à agir à partir de ce centre.
Ainsi nous ne sommes pas réels, nous ne sommes pas des moi unifiés, et nous ne sommes pas capables d'une action authentique, avant d'avoir appris à entrer dans notre fond. Une action authentique n'est jamais déterminée de l'extérieur ; elle surgit avec spontanéité et librement du dedans. Partant de là, on perçoit aisément que le fond de l'âme est, à un très haut degré, détaché de notre monde quotidien et de ce que nous considérons habituellement comme notre «identité» et notre «vie». Il est élevé au-dessus d'elles, dit Eckhart, comme le ciel est élevé au-dessus de la terre. Rien de terrestre ne peut le toucher réellement. Il transcende l'espace et le temps. Celui qui entre dans le fond de l'âme ne se soucie plus ni du passé ni du futur. Il n'est conscient que de l'instant présent ; et l'instant présent est pénétré de la lumière divine, car c'est dans le présent, et seulement dans le présent, que le monde du temps touche au monde de l'éternité.


Cyprian Smith - Un chemin de paradoxe, la vie spirituelle selon Maître Eckhart - Cerf Editions