Trois ans déjà que Christiane Singer nous quittait au terme d'un long voyage dont elle laissait quelques derniers fragments dans un murmure apaisé. Trois années durant lesquelles de nombreuses personnes m'ont confié leur chagrin et leur incompréhension face à ce qu'elles considéraient comme une injustice, un illogisme. Car, s'interrogeaient-elles, comment une femme «aussi évoluée» que Christiane Singer pouvait-elle «avoir attrapé un cancer» ? Comment une personne ayant développé autant de lucidité à propos d'elle-même et des autres avait-elle pu tomber malade?
La question me fut posée à l'issue de presque toutes les conférences que j'ai prononcées depuis le départ de notre amie. S'interroger de la sorte suppose que l'on considère les maladies et le cancer en particulier comme la conséquence d'un manque de conscience, d'un aveuglement ou d'une incapacité à vivre «éveillé». Cela laisse penser que nos maux sont provoqués par nos inhibitions, par nos refoulements et par nos conflits émotionnels, psychologiques ou peut-être même spirituels. Il n'est pas étonnant, dès lors, que certaines personnes puissent croire qu'un travail de développement personnel, une démarche psychologique ou un engagement spirituel protègent du mauvais sort. A condition toutefois, disent-elles, d'avoir suffisamment travaillé et d'avoir atteint un état «aussi évolué» que celui auquel serait parvenue Christiane Singer.
Certes, la qualité de nos pensées et de nos émotions influe sur notre santé. Cependant, les déséquilibres qui conduisent à la maladie ne sont pas tous d'origine psychique. A l'image de la vie dont elle est une manifestation, la maladie est un phénomène éminemment complexe. Elle est rarement le fait d'une seule cause, fùt-elle psychologique ou émotionnelle. Elle est, le plus souvent, le résultat d'un ensemble de facteurs qui, séparément, ne sont pas toujours pathogènes mais, en synergie, finissent par créer la fragilité et le déséquilibre.
La maladie est avant tout un phénomène multifactoriel, une tentative de la vie de rétablir une harmonie dans une situation perturbée. Une tentative qui, parfois, conduit à la mort.
Certaines personnes qui m'entretenaient à propos de Christiane Singer s'étonnaient de plus que celle-ci ne soit pas parvenue à se guérir. Elle qui était «si lumineuse» ! Hélas, la guérison est, elle aussi, un phénomène complexe, faisant intervenir de nombreux éléments au rang desquels il ne faut certainement pas sous-estimer les forces de la pensée. Néanmoins, les processus matériels ont leur propre logique. Le temps et l'espace ont leurs propres contingences.
La maladie nous rappelle à l'humilité, à l'humus dont nous sommes nés. Elle nous confronte à notre humanité. Face au chaos qu'elle provoque dans nos existences, il peut être ainsi tentant de se rassurer à l'aide d'une pensée magique. Croire que notre évolution de conscience est un gage de bonne santé, penser que notre développement personnel et spirituel garantit notre guérison: l'illusion de la toute-puissance n'est pas loin. Car, même si cela peut être vrai (en partie du moins), que savons-nous réellement de ceux que nous admirons comme des modèles de développement personnel ou d'évolution spirituelle?
Que savons-nous des zones d'ombre qui, peut-être, abritent certaines causes à l'origine de leurs souffrances? Découvrir que nos modèles de vie - ces guides qui nous paraissent avoir acquis une meilleure compréhension de l'esprit des choses et des êtres - sont vulnérables nous renvoie à notre propre fragilité. L’accepter est peut-être le secret d'une conscience véritablement éveillée. C'est peut-être cela, qu'au travers de son long voyage et de ses livres, Christiane Singer a essayé de nous dire. Avec humilité, avec humanité.
Thierry Janssen - Chronique du Magazine Réel