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(...) Sous l'opacité du masque il y a parfois la rencontre du visage. Le prochain, un instant je le reconnais comme "moi-même... Un instant nous ne sommes plus ennemis, coupables ou complices, nous sommes uniques et nous sommes un, nous nous reconnaissons "depuis longtemps" ou depuis l'origine qui est ici et maintenant (...)
La sexualité elle-même peut avoir un caractère numineux et pour beaucoup de nos contemporains c'est peut-être, plus que l'art et la nature, une voie d'accès au Sacré. " Refuser l'érotisme et la sexualité est un refus de la grande Vie dans son aspect de plénitude et son élan vers l'unité. Il est curieux que le désir sexuel qui a sa source dans la Vie elle-même doive être pour ainsi dire refoulé au profit de valeurs humaines dites spirituelles... La jouissance est au fond la façon pour l'Être, présent dans notre Être essentiel, de devenir conscient de lui même dans la conscience de l'homme." Graf Dürckheim ne fait que redire ici dans son langage l'expérience des maîtres du shivaïsme "L'homme perçoit dans le plaisir sa propre nature essentielle qui est la joie. Toute jouissance, tout plaisir est une expérience du divin... Mais l'amour parfait est celui dont l'objet n'est pas limité. C'est cet amour qui est l'amour pur, l'amour de l'amour même, l'amour de l'Être de volupté transcendant. Le plaisir n'est pas ici perçu comme obstacle sur le chemin vers le divin puisqu'il en est la manifestation et la rencontre des corps en est le temple. Principe de plaisir et principe de réalité ne sont plus ici opposés. Le monde, les corps, les esprits ne donnent du plaisir que parce qu'ils participent de son Être. Le seul malheur serait d'oublier sa Présence dans le plaisir, c'est-à-dire faire l'amour sans conscience, sans amour. La conscience du divin dans le plaisir est le propre de l'homme, sinon il se réduit à des pulsions animales, aux fonctionnements plus ou moins mécaniques de nos machines désirantes."
C'est l'Éros qui donne au sexe ses ailes. Sans érotisme la sexualité perd tout caractère numineux, elle n'est que décharge, apaisement momentané d'une tension. C'est ce que Jung reprocha à Freud, de ne pas saisir cette qualité du Numineux dans la sexualité après avoir fait de la sexualité ou de la libido le moteur premier de tous nos actes.
"Si Freud avait mieux apprécié la vérité psychologique qui veut que la sexualité soit numineuse, elle est un dieu et un diable, il ne serait pas resté prisonnier d'une notion biologique étriquée... Face à l'unilatéralité de Freud, il n'y avait pas de recours. Peut être qu'une expérience intérieure personnelle aurait pu lui ouvrir les yeux ; bien que toutefois son intellect l'eût peut-être ramenée, elle aussi, à la simple sexualité ou "psycho-sexualité".
Néanmoins demander à la sexualité de trop fréquentes extases ou une ouverture nécessaire au divin, comme peuvent le faire aujourd'hui certains adeptes d'un tantrisme superficiel, risque de conduire à des déconvenues. Le témoignage de Margo Anand est à ce propos significatif : "À force de vouloir, à travers ces rituels, canaliser l'énergie, nous nous perdons maintenant dans un dédale de symboles mystifiants, de projections imaginaires dont les structures étouffent peu à peu nos besoins d'épanouissement spontané et d'indépendance. En projetant sur toi toute la symbolique tantrique du Shiva divin, je t'appréhende comme un objet d'expérience, un phallus porteur d'extases mystiques, à condition qu'il veuille bien se laisser initier.. et tu te sens prisonnier, ignoré, manipulé. Il devient évident que je fais fausse route dans ma manière d'appréhender le tantra, je tombe dans le piège qui consiste à déterminer à l'avance l'espace désirable (l'extase) et à employer toutes les techniques possibles pour l'atteindre. La réalité présente ne suffit plus, il faut toujours l'améliorer. Cette attitude volontaire, directive, cette insatisfaction perpétuelle, due à la soif d'aller plus loin, entrave toute spontanéité."
Le moi tend à "récupérer" par sa volonté propre ce qui lui tut donné gratuitement, au moment où il s'abandonnait et s'ouvrait dans l'Inconditionné. Vouloir rendre l'ego heureux est une tâche impossible. Seule l'ouverture de l'ego au Soi rend le bonheur possible. Vouloir se rendre heureux avec un autre ou vouloir le rendre heureux avec soi est un leurre dont la souffrance nous éveille durement. Ce qui se révèle dans la rencontre numineuse, ce n'est pas seulement un "toi et moi", mais ce que Graf Dürckheim appelle le grand Troisième, le Soi, entre nous deux, qui rend la rencontre possible et parce que l'amour ne dépend pas seulement de toi et de moi, mais de ce Troisième, nous pouvons nous reconnaître dans nos différences, sans en être séparés pour autant. Le Soi est ce qui nous unifie et nous différencie dans le même mouvement. On peut être séparé d'une personne aimée ; ce qui nous a unis dans la profondeur de l'instant essentiel demeure, le temps n'a pas d'emprise sur la qualité du Soi, quand bien même il éroderait au point de les détruire les qualités du moi. Qu'est-ce qui est "indissoluble" entre deux personnes, qu'est-ce qui n'est pas soluble dans le temps, le quotidien? Le Soi. Et il y a là une délivrance, une légèreté à découvrir que notre amour ne dépend pas seulement de nous, il est un Autre entre nous, et cet Autre ne prend pas toutes nos rides, il garde la vivacité d'un enfant éternel. Que nous appelions cet Autre le grand Troisième, Dieu ou le Soi, dans la rencontre numineuse transparaît un ordre de réalité qui semble échapper aux puissances de la mort. "Aimer quelqu'un, c'est lui dire : Tu ne mourras pas."
Jean Yves Leloup - Manque et Plénitude - Editions Albin Michel
La sexualité elle-même peut avoir un caractère numineux et pour beaucoup de nos contemporains c'est peut-être, plus que l'art et la nature, une voie d'accès au Sacré. " Refuser l'érotisme et la sexualité est un refus de la grande Vie dans son aspect de plénitude et son élan vers l'unité. Il est curieux que le désir sexuel qui a sa source dans la Vie elle-même doive être pour ainsi dire refoulé au profit de valeurs humaines dites spirituelles... La jouissance est au fond la façon pour l'Être, présent dans notre Être essentiel, de devenir conscient de lui même dans la conscience de l'homme." Graf Dürckheim ne fait que redire ici dans son langage l'expérience des maîtres du shivaïsme "L'homme perçoit dans le plaisir sa propre nature essentielle qui est la joie. Toute jouissance, tout plaisir est une expérience du divin... Mais l'amour parfait est celui dont l'objet n'est pas limité. C'est cet amour qui est l'amour pur, l'amour de l'amour même, l'amour de l'Être de volupté transcendant. Le plaisir n'est pas ici perçu comme obstacle sur le chemin vers le divin puisqu'il en est la manifestation et la rencontre des corps en est le temple. Principe de plaisir et principe de réalité ne sont plus ici opposés. Le monde, les corps, les esprits ne donnent du plaisir que parce qu'ils participent de son Être. Le seul malheur serait d'oublier sa Présence dans le plaisir, c'est-à-dire faire l'amour sans conscience, sans amour. La conscience du divin dans le plaisir est le propre de l'homme, sinon il se réduit à des pulsions animales, aux fonctionnements plus ou moins mécaniques de nos machines désirantes."
C'est l'Éros qui donne au sexe ses ailes. Sans érotisme la sexualité perd tout caractère numineux, elle n'est que décharge, apaisement momentané d'une tension. C'est ce que Jung reprocha à Freud, de ne pas saisir cette qualité du Numineux dans la sexualité après avoir fait de la sexualité ou de la libido le moteur premier de tous nos actes.
"Si Freud avait mieux apprécié la vérité psychologique qui veut que la sexualité soit numineuse, elle est un dieu et un diable, il ne serait pas resté prisonnier d'une notion biologique étriquée... Face à l'unilatéralité de Freud, il n'y avait pas de recours. Peut être qu'une expérience intérieure personnelle aurait pu lui ouvrir les yeux ; bien que toutefois son intellect l'eût peut-être ramenée, elle aussi, à la simple sexualité ou "psycho-sexualité".
Néanmoins demander à la sexualité de trop fréquentes extases ou une ouverture nécessaire au divin, comme peuvent le faire aujourd'hui certains adeptes d'un tantrisme superficiel, risque de conduire à des déconvenues. Le témoignage de Margo Anand est à ce propos significatif : "À force de vouloir, à travers ces rituels, canaliser l'énergie, nous nous perdons maintenant dans un dédale de symboles mystifiants, de projections imaginaires dont les structures étouffent peu à peu nos besoins d'épanouissement spontané et d'indépendance. En projetant sur toi toute la symbolique tantrique du Shiva divin, je t'appréhende comme un objet d'expérience, un phallus porteur d'extases mystiques, à condition qu'il veuille bien se laisser initier.. et tu te sens prisonnier, ignoré, manipulé. Il devient évident que je fais fausse route dans ma manière d'appréhender le tantra, je tombe dans le piège qui consiste à déterminer à l'avance l'espace désirable (l'extase) et à employer toutes les techniques possibles pour l'atteindre. La réalité présente ne suffit plus, il faut toujours l'améliorer. Cette attitude volontaire, directive, cette insatisfaction perpétuelle, due à la soif d'aller plus loin, entrave toute spontanéité."
Le moi tend à "récupérer" par sa volonté propre ce qui lui tut donné gratuitement, au moment où il s'abandonnait et s'ouvrait dans l'Inconditionné. Vouloir rendre l'ego heureux est une tâche impossible. Seule l'ouverture de l'ego au Soi rend le bonheur possible. Vouloir se rendre heureux avec un autre ou vouloir le rendre heureux avec soi est un leurre dont la souffrance nous éveille durement. Ce qui se révèle dans la rencontre numineuse, ce n'est pas seulement un "toi et moi", mais ce que Graf Dürckheim appelle le grand Troisième, le Soi, entre nous deux, qui rend la rencontre possible et parce que l'amour ne dépend pas seulement de toi et de moi, mais de ce Troisième, nous pouvons nous reconnaître dans nos différences, sans en être séparés pour autant. Le Soi est ce qui nous unifie et nous différencie dans le même mouvement. On peut être séparé d'une personne aimée ; ce qui nous a unis dans la profondeur de l'instant essentiel demeure, le temps n'a pas d'emprise sur la qualité du Soi, quand bien même il éroderait au point de les détruire les qualités du moi. Qu'est-ce qui est "indissoluble" entre deux personnes, qu'est-ce qui n'est pas soluble dans le temps, le quotidien? Le Soi. Et il y a là une délivrance, une légèreté à découvrir que notre amour ne dépend pas seulement de nous, il est un Autre entre nous, et cet Autre ne prend pas toutes nos rides, il garde la vivacité d'un enfant éternel. Que nous appelions cet Autre le grand Troisième, Dieu ou le Soi, dans la rencontre numineuse transparaît un ordre de réalité qui semble échapper aux puissances de la mort. "Aimer quelqu'un, c'est lui dire : Tu ne mourras pas."
Jean Yves Leloup - Manque et Plénitude - Editions Albin Michel