Marie de Hennezel est psychologue et psychothérapeute. Elle a travaillé dans une unité de soins palliatifs. Elle anime aujourd'hui des conférences et séminaires de formation à l'accompagnement de la fin de vie. Elle est auteure de plusieurs ouvrages. L'extrait qui suit parle de son métier et dans quelle dimension de l'Etre, elle l'inscrit.
Le psychologue est celui qui a «une connaissance de l'âme humaine». Celle-ci étant insondable, mystérieuse, infinie, la sagesse du psychologue est peut-être de savoir qu'il n'en fera jamais le tour. Renonçant à la connaître toute, il lui appartient néanmoins de lui accorder une attention infinie. Mais étudier l'âme, l'observer, ne suffit pas. Certains s'en contentent. Ce sont des entomologistes de la psyché, pas des psychologues. Ils se privent de l'essentiel : la rencontre avec l'autre, qui ne laisse jamais indemne. Car s'adresser à l'âme d'autrui, c'est frapper à une porte qui ouvre sur l'inconnu. On ne sait jamais comment on sortira de là.
Prendre le risque de l'âme, le risque de s'engager avec sa propre âme à la rencontre de celle d'autrui, c'est notre métier. Parler à l'âme d'autrui. Laisser parler cette âme, l'entendre, dialoguer avec elle, prendre soin d'elle. Voilà la mission du psychologue. Je préfère le mot âme au terme grec de psyché. Mais sans doute faut-il préciser que je ne l'emploie pas dans son sens religieux.
L'âme, c'est ce qu'il y a de plus profond, de plus intime, de plus mystérieux et secret chez l'être humain. C'est sa vie affective, sa subjectivité, ses sentiments, ses intuitions, sa pensée, sa sensibilité. Tout un monde intérieur de représentations, de mouvements, d'émotions, qui échappe à tout contrôle, à toute tentative d'appropriation. La liberté et la dignité intrinsèques de l'humain.
Comme le montrent les écrits et témoignages de ceux que, de tout temps, on a cherché à avilir, on peut blesser l'âme, l'opprimer, l'humilier, la torturer, mais on ne peut l'anéantir. Elle se protège derrière d'épaisses murailles, se rétracte au fond d'immenses souterrains, promène sa peine en quête d'apaisement et finalement continue à vivre dans l'invisible, même quand le corps est détruit.
C'est cette âme chantée par les poètes, explorée par les Grecs, puis par la psychanalyse à qui, je veux parler.
Mes amis se moquent parfois quand je leur demande : «Comment va ton âme?» que je préfère au «Comment vas-tu?», si banal. C'est ce qui m'intéresse chez l'autre. Cette profondeur sensible en lui, en elle, son «état d'âme», tellement plus passionnant que les aléas de sa santé ou ses états de service!
La psychologie a toujours été pour moi l'art de parler à l'âme. Écouter est essentiel pour éponger le trop plein d'angoisse, mais cela ne suffit pas. L'âme en souffrance aspire à prendre conscience d'elle-même, à sortir de sa prison si elle est enfermée, à identifier ce qui fait obstacle au désir, pour retrouver la joie de vivre, de chanter, de danser, à prendre la mesure de la grandeur à laquelle elle est appelée.
Car toute âme est invitée à vivre et à s'épanouir. Nous ne sommes pas seulement des «épongeurs d'angoisse» mais aussi des directeurs de conscience modernes. Non pas guidés par une morale religieuse, mais par le souci de permettre à ceux qui viennent vers nous en quête de sens, de trouver leurs propres réponses. J'ai appris très tôt qu'il y a la pointe visible de l'âme et sa profondeur invisible, ce que l'on perçoit d'elle à travers ses mouvements, les émotions, et puis tout cet inconnu de soi, ce réservoir inouï des possibles.
Qu'est-ce qu'être psychologue, sinon exercer cet art de soigner par la parole? Les mots que nous mettons sur les souffrances qui nous sont confiées, sont destinés à panser les blessures et plus encore à les éclairer.
Qu'est-ce qu'être psychologue, sinon ressentir et mettre en oeuvre cette passion pour l'humain, pour la manière dont chaque personne essaie, comme le dit si bien Christian Bobin, «d'extraire du chaos de sa vie un peu de lumière». Je demeure, après plus de trente ans de métier, toujours étonnée par la profondeur, la complexité de l'humain. Tant d'années passées à entendre le mal-être ont paradoxalement renforcé ma confiance pour les forces inouïes à l' œuvre dans les profondeurs de l'être, dans cet «au-delà» qui est un «au-dedans».
Je me passionne pour l'être humain. «Cette créature qui marche délicatement sur une corde raide», comme l'a dit un jour Aldous Huxley, «avec l'intelligence, la conscience et tout ce qui est spirituel à un bout de son balancier, et le corps et l'instinct et tout ce qui est inconscient, terrestre et mystérieux à l'autre bout.»
De quelle façon l'humain survit-il au désespoir d'être séparé de l'Un par sa naissance? De quelle façon tente t’il la difficile traversée de la vie, comble t’il le vide entre les grands rendez-vous de l'enfance, de la vieillesse et de la mort? Comment supporte-t-il de n'être pas tout sur cette terre? C'est ce que je veux savoir.
Marie de Hennezel - La sagesse d'un psychologue - Editions L'Oeil Neuf