lundi 12 janvier 2009

Roland Yuno Rech - Etre dans le monde sans être du monde

Roland Yuno Rech est maître zen. Il anime enseignements et sesshin. Il évoque dans ces extraits différents points de vue autour de la dimension de l'éveil.

zen-nice.org


La vie spirituelle ne commence pas au moment où on se serait, enfin, dégagé de tous les obstacles. Chaque moment de la vie quotidienne, au contraire, est une occasion de pratiquer et de s'éveiller. En ce sens les «phénomènes» sont même nécessaires ; on ne peut pas pratiquer sans eux! Dès qu'une personne avance sur le chemin spirituel, qu'elle transforme sa relation aux autres et au monde, alors le monde, lui aussi, se transforme et fait un pas en avant.

Je ne suis pas pour une vie qui ne serait que contemplative. L'engagement est nécessaire. Mais pour qu'il soit juste, pour que nos motivations soient claires, il doit être précédé d'une période de méditation. Pour moi, l'essence du zen est d'éclairer l'action par la contemplation et de nourrir, en retour, la contemplation par l'expérience issue de l'action. La méditation, telle qu'elle a été enseignée par le Bouddha, nous permet d'«être dans le monde sans être du monde», c'est-à-dire sans en être prisonnier, ou s'y perdre.

Et cela ne signifie pas, par exemple, être sans désirs, mais être détaché de la réalisation, ou non, de ses désirs. Cette liberté est pour moi source de bonheur, mais pas d'indifférence. Je souffre beaucoup moins de mes propres attachements, mais je souffre souvent de la souffrance des autres ; cela ne me laisse pas en paix. Avec le temps, je constate aussi que j'accepte de plus en plus mes propres faiblesses, ou imperfections, tout, comme celles des autres. C'est ce qu'on appelle, dans le zen, développer «l'esprit de la grand-mère », l'esprit de compassion et de bienveillance.

Si on ne se tourne pas vers Dieu, on tourne son regard vers l'intérieur, afin de trouver la transcendance en soi. On peut dire qu'il s'agit de trouver Dieu en soi, mais Dieu en tant que dimension qui nous habite et nous imprègne profondément, qui est l'essence même de notre existence, et qui en même temps nous dépasse, ne nous appartient pas. Ce que le Bouddha appelait le nirvâna n'est pas un lieu, ou un objet, ce n'est pas «quelque chose» ; c'est une transformation de la conscience. C'est l'extinction de l'illusion «égotique» et la réalisation de la non-naissance et de la non-mort. Dans cette conscience, on perçoit que soi et tout ce qui est apparemment non-soi n'est pas séparé et on en vient à harmoniser notre vie avec cette réalité.

L'être humain, pour se développer sainement, a besoin de se constituer une personnalité, de se différencier. Il a peur de se dissoudre dans ce que certains ont appelé «le sentiment océanique». C'est cette peur que les mystiques transgressent. Cela ne signifie pas qu'ils abandonnent leur différence, mais qu'ils la font coexister avec le sens de l'identité. Vous et moi sommes différents ; en même temps, nous partageons quelque chose en commun qui nous dépasse tous deux. Aussi n'est-ce pas l'ego qu'il faut abandonner, mais le dysfonctionnement qui consiste à s'identifier à cet ego.

Pour reprendre une image souvent utilisée dans le zen, lorsque le vent cesse de souffler, la surface de la mer s'apaise. On peut alors voir le fond. En même temps, la surface reflète de manière juste, authentique, l'ensemble de l'univers. La conscience devient comme un miroir à deux faces, l'une tournée vers l'intérieur l'autre vers l'extérieur, dans lequel on peut observer les choses aussi bien à leur niveau purement phénoménal qu'à leur niveau ultime... La combinaison de la concentration et de l'observation est vraiment spécifique du zen. L'observation entraîne forcément une adhésion à ce qui apparaît. Mais un miroir qui retiendrait quoi que ce soit à sa surface ne pourrait pas fonctionner longtemps. Alors, le retour à la concentration sur le corps permet de lâcher prise, de laisser passer. En zazen, on apprend à pratiquer simultanément concentration et observation, ou à faire des allers et retours très rapides de l'une à l'autre.

Enquête au cœur de l'être. Entretiens. Espaces Libres chez Albin Michel