vendredi 25 janvier 2008

Pierre Feuga - Un ton "à rebrousse-poil"...

Pierre Feuga enseigne le Yoga dans l'esprit de la tradition shivaïte du Cachemire. Il est aussi auteur de livres, de critiques et de chroniques. J'ai trouvé sa critique du livre d'Eric Baret, Le sacre du Dragon vert (Ed J.C. Lattès) très pertinente pour nous aider à mieux percevoir le dire de cet auteur et sa manière de nous le communiquer. Et à resituer la pensée de cet auteur dans le contexte spirituel d'aujourd'hui.


Ce recueil d'entretiens donnés par Eric Baret au Canada et en France fait suite à Les crocodiles ne pensent pas (Ed. de Mortagne, 1994) et L'eau ne coule pas (Ed. du Relié, 1995). Comme les deux précédents, plus encore peut-être, il déroutera - et c'est tant mieux - les lecteurs habitués à un langage spiritualiste édifiant et à un certain ronronnement de la pensée mais il stimulera et enchantera les esprits plus hardis, les amoureux de la non-dualité, sous sa forme hindouiste ou autre.


Eric Baret s'abreuve essentiellement à deux sources : l'advaita-vedânta et le tantrisme cachemirien. L'une et l'autre tradition lui ont été révélées par Jean Klein, ce "Noble Voyageur" - mort en 1998 - inconnu du grand public mais qui a exercé une influence très profonde un peu partout dans le monde. Dans ce livre Eric Baret parle assez souvent de son maître - et même quand il n'en parle pas on sent toujours sa présence - mais il le fait avec une extrême sensibilité, un mélange peu commun de pudeur et de liberté, d'amour et de détachement, sans jamais tomber dans l'hagiographie ou la propagande. Il évoque également d'autres gurus qu'il a rencontrés en Inde : Nisagardatta Maharaj, Mâ Ananda Moyî ou Poonja. Là encore, dans les "croquis" qu'il nous en trace, il sait dépasser l'anecdote et l'admiration médusée et fait preuve d'intégrité et de sens de la distance. Mais son ouverture intérieure ne se limite pas à l'hindouisme. Il se réfère en passant au soufisme, au taoïsme et laisse, à la fin de son ouvrage, la voix à Maître Eckhart, en reproduisant le magnifique sermon Beati pauperes spiritu. Cet appel à de multiples traditions ne relève ni du syncrétisme à la mode ni du vain étalage d'érudition. Comme le dit bien Baret, "le silence n'est pas chrétien, ni soufi, ni hindou, pourquoi constamment nommer ? Pourquoi constamment séparer ? C'est uniquement la peur, le besoin d'appartenir à telle ou telle tradition, qui nous fait accepter celle qui convient à nos préjugés, et en refuser une autre qui ne correspond pas à notre sensibilité. On n'approche pas une tradition comme on fait du shopping. On ne choisit pas une tradition, c'est elle qui éventuellement nous emmène dans son courant quand toute direction est abandonnée. La condition, c'est l'instant, ce regard non impliqué. Tout le reste a été ajouté. La tradition ne vit qu'à cet instant, libre de tout futur. Le reste, c'est du traditionalisme."

Quant à l'enseignement, on notera d'emblée son caractère apophatique, "à rebrousse-poil" : "Vous n'avez pas besoin de devenir, d'apprendre, d'étudier, de vous purifier, vous avez besoin d'arrêter de prétendre à quoi que ce soit." Cette invitation pressante au non-devenir, cet accent ramené constamment des objets vers le Sujet, l'être pur, s'inscrit dans le droit fil de la tradition advaitique. Eric Baret excelle à démonter les pièges du mental (lequel en dernier ressort n'existe pas, "est un mythe", comme dit U.G.), à démasquer notre tendance perpétuelle à ajourner, à projeter la "Libération" dans le futur ou dans l'idéal, au lieu d'affronter l'instant qui, même ingrat, même pénible, est la seule réalité. D'autres l'ont fait avant lui mais il n'y a rien à inventer dans le domaine de l'Eveil. Tout ce que l'on peut apporter de nouveau, c'est un style, c'est un ton adapté à une époque, à un lieu, à un moment, à une personne qui vous interroge, souvent dans un état de souffrance et de manque. Et, en ce sens, le ton de Baret est incontestablement nouveau, percutant, efficace. Le gaillard, comme on dit, "n'a pas froid aux yeux", il ne répugne pas aux images violentes, aux exemples très concrets, à l'humour décapant, à la provocation fraternelle. En ceci d'ailleurs il révèle son tempérament tantrique et "déborde" son maître Jean Klein qui usait généralement, dans ses entretiens publics du moins, de davantage de réserve et de délicatesse. Quelques échantillons : "Quittez toute voie spirituelle. Ne vous ruinez plus en séminaires spirituels. Surtout auprès d'êtres réalisés ! Délaissez votre église et votre pape. N'enrichissez plus l'Inde des Birla et des Tata. Restez chez vous. Jetez vos tofus et votre prétention à la paix par l'alimentation, le yoga ou autre taï-chi-chuan. Regardez. Ressentez. Regardez combien vous vous enfuyez de la réalité quotidienne. Vous avez un conjoint qui vous trompe, un cancer, un enfant drogué. Merveilleux, voilà la vraie vie. Voyez comme vous êtes affecté. Ne prétendez rien, n'essayez pas de vous échapper. Pas de recettes, d'exercice, d'attitude à observer. Etre lucide. Sentez la peine, la tristesse, la peur. C'est Dieu en activité. C'est votre chance." Ou plus loin : "Quand un drame arrive, on essaie par tous les moyens d'être consolé, de trouver une justification, de dire que cela devait arriver ; au lieu d'approfondir, de regarder son manque. Il faudrait aller dans le manque. La situation arrive, vous dérange, au lieu de faire un pas à l'extérieur, faites-le vers la situation ; vous vous souhaitez ce qui vous arrive. Au lieu de mettre le commentaire "c'est un drame qui m'arrive, cela ne devrait pas arriver, c'est insupportable", vous changez la formulation, vous vous dites "je me souhaite ce qui arrive"." Très tantrique encore - et quelque peu "évolienne" - cette réponse qu'il lance lorsqu'on lui fait observer qu'on vit "une époque très sombre, au plan politique et social" et qu'on lui demande s'il croit qu'il y a "beaucoup d'espoir de se sortir de cette crise de fin de siècle et de millénaire" : "J'espère que non parce que finalement ce qui est sombre, c'est la prétendue recherche spirituelle. Ce qui est sombre, c'est de voir des professeurs de yoga à tous les coins de rue. Ce qui est sombre, c'est le chanelling. Ce qui est sombre, c'est la recherche spirituelle moderne, c'est cette espèce de fuite de l'instant. Par contre, ce qui est merveilleux, ce qui est "auspicieux", c'est la guerre qui s'approche, ce sont les cataclysmes qui viennent, parce qu'ils remettent profondément en question l'être humain, lui font poser de véritables questions. Tout le reste le fait dormir."

Bien sûr, sortis de leur contexte, de leur mouvement, certaines de ces citations pourront paraître scandaleuses ou inutilement outrancières, et il est possible qu'Eric Baret, dans le feu du dialogue, se laisse parfois emporter par une sorte de mécanisme du paradoxe et de la pointe. Mais cela fait partie du jeu, du dérapage contrôlé, de l'art (l'auteur pratique les arts martiaux et considère très justement le hatha-yoga lui-même comme un art). De plus, ne se bornant pas à une simple démolition des idées reçues, à un aride "déconditionnement" à la façon krishnamurtienne, il propose, dans le sillage de Jean Klein, un travail véritablement subtil et approfondi sur les sensations corporelles, lesquelles, quand on les "écoute" avec respect, sont moins menteuses que les concepts. Grâce à cette technique très particulière - et très peu connue en Occident - Eric Baret quitte les marécages de la psychologie, de l'introspection à n'en plus finir et les mirages de la joute verbale où se complaisent tant de pseudo-Eveillés. Se référant à la doctrine upanishadique des "cinq gaines" (koshas) qui enveloppent le Soi, il fait remarquer qu'avec le "yoga classique" (qu'il appelle bizarrement râja-yoga : c'est plutôt, me semble-t-il, du hatha qu'il s'agit car il le définit comme "axé sur le dynamisme, l'intention, l'intensité") on reste essentiellement dans le prânamaya-kosha, la "gaine" ou la "couche de souffle", d'énergie vitale. Le yoga du Cachemire, au contraire, travaille avant tout sur la "gaine de félicité", la "couche de joie" (ânandamaya-kosha), qui est le premier reflet du Soi et nous rapproche plus intimement de ce dernier. Cette expérience libératrice de joie se retrouve évidemment dans la pratique initiatique de la sexualité. Eric Baret parle très finement du sujet mais paraît convaincu de la quasi-impossibilité d'enseigner une telle voie dans l'Occident moderne : "Les pratiques rituelles, évoquées par le tantrisme cachemirien ou autre, sont réservées à ceux dont la pensée et la sensorialité sont déjà éminemment épurées. Toute caricature de pratique de cet ordre, visant plus ou moins à une exploration de la sexualité, à en profiter plus, ne peut se situer que dans un cadre psychologique, psychopathique. La sexualité et ses ramifications affectives ne concernent que le monde profane."

Quelques défauts mineurs (redites, transcription fautive de mots sanskrits, flou artistique dans certaines définitions ou références traditionnelles) n'altèrent pas la "santé" générale de ce texte, jailli sur le vif, d'une seigneuriale liberté, totalement désespéré et, pour cela, en fin de compte, très tonique.

Pierre Feuga